Le passage du STYX
Qu’est ce qui peut bien pousser un enseignant spirituel de renommée internationale, respecté et aimé, à s’enfuir comme un voleur de son monastère, sans en toucher mots à qui que ce soit, pour entamer un voyage en solitaire qui va durer quatre ans ? Rencontre avec un moine hors du commun.
Le 11 juin 2011, à Bodh Gaya, nord-est de l’Inde. « Il était un peu plus de dix heures et je venais de finir ma lettre. Personne ne savait encore rien. Une fois à l’extérieur, après avoir échappé à la vigilance du gardien, je franchis au pas de course les cent mètres qui me séparent de la porte principale. Je balance mon sac par-dessus… défait le cadenas, pousse la porte et me faufile à l’extérieur. De l’autre côté de la grille derrière moi se trouvait Tergar, un monastère bouddhiste tibétain…. dont j’étais le prestigieux abbé de trente six ans » . Voici le témoignage d’un moine errant, Yongey Mingyour Rinpotché et d’une traversée dont l’enseignement sur la mort peut nous ouvrir à la vie : un profond message spirituel pour notre monde.
Le déclic !
Si l’aura, pour la plupart d’entre nous, reste du domaine de l’intangible, ou une notion galvaudée, la présence lumineuse de Yongey Mingyour Rinpotché en révèle tout le sens. Il rayonne littéralement de cette énergie singulière et peu commune de ceux qui se sont assis sur les rives du fleuve de la mort, ont traversé le Bardo, ou état intermédiaire dans la tradition tibétaine, et en sont revenus profondément transformés, empreints de sagesse. Ce « voyage », il en rêvait depuis toujours. « Mon désir d’errance a pris racine dans l’enfance, il a été inspiré par la vie de Milarépa, yogi et grand maître tibétain » , se souvient le moine. Il précise qu’il est né dans l’Himalaya, où les températures peuvent être extrêmes. Le soir, la famille se réunissait autour du feu, pour manger une soupe et écouter des histoires, celles des grands maîtres, que narrait sa mère. Il confie avoir toujours rêvé de s’engager dans une retraite errante, mais la tradition préconise de suivre les enseignements dans un monastère, en lieu sûr, pour commencer.
« Là, le feu de la conscience est nourri par du petits bois, protégé du vent extérieur » , poursuit-il, en livrant cette métaphore centrale dans la pratique de la méditation. L’errance, elle, va opérer comme un puissant soufflet sur ce feu intérieur et fortifier les acquis du monastère. Puis le temps a passé. Une fois devenu moine, après avoir écrit un livre, un best-seller qui va l’envoyer aux quatre coins du monde, Yongey Mingyour Rinpotché connaît une renommée grandissante. Et il a oublié… Comme c’est souvent le cas pour chacun, emporté dans un maelström du quotidien, de reléguer à la cave son désir profond. Jusqu’à ce qu’à l’intérieur de lui renaisse un appel impérieux. Dans un large sourire, avec une autodérision déconcertante, le jeune moine précise que son ego était devenu énorme… Il devait partir, sans remettre à demain ! Ce qu’il a fait, dans le plus grand secret.
L’épreuve du Bardo
Méditant de haut vol, au mental aguerri, Yongey Mingyour Rinpotché n’avait pourtant rien anticipé de la nature de l’épreuve qui l’attendait. Pour évoquer ce voyage initiatique de l’ombre à la lumière, le miraculé rappelle le contexte : « Dans ce monastère où tout le monde me saluait, j’étais reconnu, estimé, aimé, bien nourri avec un toit et un bon lit confortable, j’étais en sécurité. Dans un cocon. » Ses journées s’organisaient autour des pratiques et des enseignements…
Lorsqu’il quitte ce lieu, tout cela disparaît, il se retrouve dans la rue. Pour cette retraite en errance, il part sans argent, ni aucun plan, ni lieu ou abri pour dormir. Le changement est radical. « J’ai d’abord était très embarrassé, j’étais seul, j’avais le sentiment que tout le monde me regardait comme un mendiant, un sentiment que je ne connaissais pas » , partage l’enseignant bouddhiste, avec une telle intensité que dans la salle parisienne, la rue sale, sombre et isolée, traversée de chiens errants, eux aussi, devient tangible. La mort y rôde et lui a rendu visite, lui présentant l’épreuve du Bardo, comme l’appellent les tibétains… une expérience de transcendance qui va lui ouvrir un nouveau champ de conscience.
L’épreuve vient le percuter violemment en plein corps, par le biais d’une mauvaise intoxication alimentaire. Si aujourd’hui, ce trouble digestif reste bénin, il en va tout autrement pour « un mendiant », quel que soit son niveau de méditant. « J’ai eu des nausées, des diarrhées, j’ai vomi, je n’avais aucun médicament puisque je n’avais pas d’argent, je devais puiser de l’eau à une pompe, et je n’avais plus d’énergie pour faire cela » , détaille le moine. C’est après le cinquième jour que la peur a pris le dessus, envahissant tout son être ; tout d’abord en proie aux doutes, Yongey Mingyour Rinpotché se laisse enfin glisser dans l’acceptation, et commence à prier. « Nous avons une prière pour avoir le courage de vivre, si c’est bénéfique pour nous, ou le courage de mourir. » Cette prière va lui ouvrir la voie du Bardo, l’expérience de la dissolution, où dans le même temps son corps se paralyse, et son esprit devient plus clair, plus ouvert, dans un double mouvement.
Il ajoute : « À un moment s’est ouvert un espace au-delà du temps, où il n’y a plus d’objet ou de sujet, la sensation de dualité avait disparu. » Un état qui va durer neuf heures, jusqu’à ce que l’expérience de la compassion lui succède, baignant tout son être. Son témoignage est éloquent : « Les sensations corporelles reviennent d’abord avec la souffrance, mon état d’esprit change, tout change. La ruelle n’est plus hostile, les chiens ne sont plus un problème, ni la saleté. L’arbre était nouvellement vivant, les feuilles étaient brillantes, le vent habituellement trop chaud et humide m’est apparu comme une bénédiction. De là a jailli un immense sentiment d’appréciation, l’insécurité s’en est allé. La ruelle est devenue ma maison. »
De l’importance de prendre le thé avec la mort
Le bardo ! Un terme central dans la tradition tibétaine, méconnu en occident, qui décrit un stade intermédiaire entre une vie et la suivante ; il désigne aussi les étapes du voyage de chacun pendant notre existence, que ce soit des processus physiques ou des états d’esprit. Pour simplifier et nous aider à en saisir l’esprit, l’enseignant explique : « Le bardo s’apparente à la mort, à la dissolution, il contient trois étapes : le bardo du moment de la mort, le bardo du dharmata, notre aptitude à nous éveiller, et le bardo du devenir. » Ce n’est pas tant sa définition qui importe mais comment il rythme notre vie, comment danser avec et en saisir les enjeux. « Nous retrouvons ces bardos à différentes étapes, un licenciement, une rupture, une maladie. Nous pouvons avoir la sensation de nous effondrer, de nous consumer, de disparaître… » commente Yongey Mingyour Rinpotché. Mais au-delà, existe autre chose. « Lâcher prise, mais n’abandonnez pas ! Si vous continuez, au-delà de la confusion, de la peur, des doutes, autre chose arrive, un espace de liberté surgit, une ouverture. » Le plus important à retenir est qu’au-delà de la phase d’effondrement, il y a une expérience très paisible… À ce moment précis, nous devenons aptes au changement. Pourquoi ? Lorsqu’on fait l’expérience du bardo, nous sommes au plus près de notre véritable nature, il s’agit d’être « avec », et là, la grande transformation peut se produire…
« La mort est une bonne nouvelle, nous devrions prendre le thé avec elle » , poursuit le moine. En nous connectant à la mort et plus largement au principe d’impermanence, nous accédons à une forme de résilience, notre esprit s’ouvre davantage et nous pouvons développer plus de flexibilité et de créativité. Pour Yongey Mingyour Rinpotché : « La vie est semblable aux vagues de l’océan, avec des hauts et des bas. Or la plupart du temps, nous “résistons” à ces creux, alors qu’en réalité ces moments sont précieux. » Ces bardos, ces petites morts sur le chemin, sont de prodigieuses occasions de renaissance. Si nous prenons du recul sur notre histoire, nous nous apercevons que ces moments où l’on choisit de transformer les obstacles en opportunité, fertilisent notre existence. Il conclut : « Dans nos vies nous rencontrons de nombreux problèmes. Le plus important est de suivre ce flow, pour accepter de faire quelque chose de nouveau, et nous autoriser à changer nos habitudes, pour renaître. »
Le grand cadeau de la retraite ? « Cette errance a confronté tous les enseignements que j’avais reçus et transmis, au prisme de la réalité. J’y ai fait l’expérience directe que la mort n’est pas vraiment la fin. C’est une transition. » Le message est d’une simplicité ultime, et à la fois renversante : La mort est la grande aventure de notre vie ! La question est : comment faire pour s’y engager ?
Pour nous accompagner à relever ce défi, le jeune moine bouddhiste nous confie son secret : « Ce que j’ai appris, c’est que lorsqu’on aime le monde, alors le monde vous aime ! »
@INREES